LA DÉCOUVERTE D’UN MÉTIER

Xavier Deville

Personne n’a jamais vraiment réussi à se perdre dans Grenoble. Le centre-ville est un enchevêtrement de ruelles étroites, pourtant, où que l’on se trouve, il est toujours possible de lever la tête et d’apercevoir quelque part un morceau de montagne pour s’orienter. On voit vers le sud-ouest les falaises du Vercors derrière lesquelles s’étendent de hauts plateaux. À l’est, les sommets du massif de Belledonne restent souvent enneigés tard dans la saison. Au nord, la falaise du Saint-Eynard domine la ville. Je la contournais chaque fois que je rentrais chez moi en Chartreuse.

Les visiteurs pensent souvent qu’il vaut mieux aimer les arbres pour habiter ce coin. De grands peuplements de sapins et d’épicéas occupent les pentes, interrompus par endroits de belles hêtraies où l’ambiance change brusquement. Les villages sont évidemment installés en fond de vallées, là où la forêt s’arrête. Elle n’est pas autorisée à s’approcher trop près des maisons car les habitants doivent conserver leur clarté d’esprit et la vue qu’ils ai- ment tant. Mais, bien que clairsemés, les arbres sont plus variés dans les villages qu’en forêt. C’est ici qu’on trouve les fruitiers, pommiers, poiriers, pruniers qui cassent au moment de la dernière neige, et quelques cerisiers qui luttent contre l’altitude et dont la faiblesse de production remet chaque année en cause la survie. Un noyer réussit parfois à s’en sortir, en regrettant l’abondance de calcaire qui ne lui réussit pas trop. Viennent ensuite tous les arbres d’ornement, les tilleuls, les cèdres, les sorbiers qui se plaisent aussi en forêt, les saules, rebutés par la neige lourde, les bouleaux bien sûr et parfois des arbres plus rares comme le tulipier de Virginie, splendide en au- tomne, souvent misérable en montagne tant il peine à conserver ses branches. Chaque maison possède un jar- din et quelques arbres, chasse gardée des élagueurs.

J’avais toujours habité en Chartreuse et durant toutes ces années je n’avais pas vraiment regardé les arbres, plus attiré par le mouvement des animaux que par l’immobilité des végétaux. Jusqu’au jour où, à la recherche d’un travail, je décidai d’apprendre à m’en occuper. Arrivé en milieu de formation, j’avais l’impression d’avoir déjà beaucoup appris. Je pouvais désormais reconnaître plus de cent espèces, je commençais à savoir où tailler et pourquoi. Il nous arriva un jour de travailler sur un alignement de jeunes platanes plantés le long d’une ligne électrique. Il s’agissait de faire une taille de formation pour éviter que les branches ne grandissent dans la ligne. Avant de monter et de couper, nous réfléchissions au pied des arbres pour déterminer quelles branches enlever. J’en remarquai une dont l’insertion sur le tronc était située vingt centimètres sous la ligne. « Voilà la branche à supprimer », annonçai-je, car bien entendu, quand l’arbre va grandir, elle viendra buter contre le fil dans sa folle ascension végétale. La logique de cette pensée était limpide. Les arbres sortent du sol, les branches se forment donc certainement sous terre d’où elles jaillissent petit à petit puis s’élancent et montent, détruisant au passage les obstacles qu’elles croisent.

Et puis non et je le savais. J’avais appris la théorie. Les arbres poussent par en haut. Les branches naissent des bourgeons qui abritent les tissus embryonnaires. Les parties de l’arbre déjà existantes ne se déplacent pas. Le col- let, pied de l’arbre, reste au même endroit et l’insertion des branches est xe le long du tronc. On n’a jamais vu une branche apparue à deux mètres cinquante du sol se retrouver à trois mètres. Mais pris ce jour-là dans l’image que j’avais sous les yeux, je l’oubliai et retournai direct à mes vieilles croyances fondées sur une illusion d’op- tique. Et vous ne me ferez pas croire que je suis le seul à avoir imaginé qu’un arbre jaillit du sol !

Je suis désormais élagueur de métier. Ceux qui m’appellent s’imaginent que je connais tout des arbres, de leur bois et de leurs maladies et que je vais savoir m’occuper de leurs quelques chéris. Ils n’ont pas tort. Je me suis spécialisé dans le travail délicat. Le plus n des travaux de taille consiste à ne pas intervenir. Pendant longtemps, je gagnai très mal ma vie. Personne ne m’a jamais payé lorsque je me déplace pour faire un devis. La paie tombe à la n du chantier. Et s’il n’y a pas de chantier ? Si j’arrive à convaincre ceux qui m’appellent et qui s’imaginent

déjà débourser des sommes importantes qu’il vaut mieux ne rien faire ? C’est un service gratuit. Mais je n’arrivais pas à oublier d’où j’étais parti. La branche de platane qui monte du sol s’était incrustée profondément dans mon esprit. La honte n’est pas un sentiment qui disparaît facilement, elle ne se dilue pas dans le temps, bien au contraire. Alors j’expliquais, je passais mon temps à démonter les idées reçues, comme celle que je recevais chaque fois en introduction : « Bonjour, je vous appelle parce que j’ai deux arbres que je trouve très beaux, je les adore, et on m’a dit qu’il fallait les tailler pour qu’ils restent en bonne santé. Vous pourriez le faire ? ». En me rendant sur place pour voir, je traversais la forêt qui se marrait de se savoir imaginée pleine d’immatures incapables de se débrouiller seuls, ce que personne ne semblait remarquer.

Un jour, j’allai voir un tilleul qui, dans sa démesure, avait absorbé, semblait-il, tout un coin du jardin et la moitié du toit de la maison. Je découvris un arbre majestueux. Il faut dire que dans nos régions, les tilleuls paient un lourd tribut à la taille. Ce sont de grands arbres à la fois élancés et amples. L’espèce est faite comme ça, on ne peut pas la changer. Mais ils sont souvent plantés près des mai- sons. On les installe généralement à quelques mètres des terrasses, près des toits et dans des petits jardins. Ils de- viennent vite encombrants. Alors on commence douce- ment à le déplorer, le temps passe sans qu’on fasse rien et un jour il est trop tard, le tilleul a envahi la place. Il faut le réduire. Les tilleuls qui atteignent l’âge de cent ans sans jamais avoir rencontré d’élagueur sont rares. J’étais face à un de ces individus. « Le travail que je veux est simple. Il faudrait juste enlever le tiers supérieur de l’arbre ».Le tiers supérieur, c’est tout ? « Et les branches trop longues sur les côtés. Vous voyez ? Vous faites la boule, quoi. »

J’avais au moins appris à ne pas m’énerver trop vite devant les clients. Après tout, je connaissais celui-ci depuis tout juste quelques minutes, je pouvais bien attendre en- core un peu avant de l’engueuler. Ce qu’il me demandait, c’était le pire des travaux, exactement ce que je ne fai- sais jamais. Je lui expliquai calmement les conséquences d’une telle intervention, l’arbre dé guré pour toujours, et sa vie raccourcie, la pourriture qui allait rentrer par les énormes plaies impossibles à cicatriser. Je parlai aussi du déséquilibre entre le houppier et les racines qui forcerait l’arbre à en abandonner et fragiliserait son ancrage. Et je parlais et je développais, absorbé par mes toutes nouvelles connaissances que je prenais plaisir à dire, jusqu’à ce qu’il me coupe.

« J’entends bien tout ce que vous me dites, mais franche- ment, entre nous, je m’en fous complètement. Je veux juste que vous réduisiez cet arbre comme je vous le de- mande. Le reste, ce n’est pas mon a aire. »

Je refusai. C’était quelque chose que je savais très bien faire. Le gars tomba des nues. Il n’arrivait pas à croire que je puisse refuser du travail, beaucoup de travail. Il commença à me regarder autrement, en répétant, incrédule : « Mais, vous ne voulez pas travailler ? C’est ça ? » Ce n’était pas ça. J’aurais bien voulu, mais pas à ce prix, pas un travail comme celui qu’il me proposait. Alors je m’en allai une fois de plus les mains vides. Ce n’était pas gagné mon a aire, je m’étais encore déplacé pour rien. J’avais renoncé à lui donner ma carte de visite, certain qu’il ne me rappellerait jamais. Je la trouvais pourtant bien faite. J’avais appelé mon entreprise Accompagner les arbres. C’était comme ça que je voulais travailler, en allant dans le sens des arbres, sans enlever le tiers supérieur. Résultat, je n’osais même pas donner ma carte au poten- tiel client qui me regardait comme il observerait un fou furieux. Et je récoltais bien plus d’incompréhension que de chantiers. Lorsque je circulais, je remarquais immédiatement les arbres sauvagement taillés. Ça ne m’avait pourtant jamais dérangé mais je pensais désormais que les arbres se débrouillent mieux seuls pour pousser harmonieusement. Quand on les étête, on détruit au passage leur architecture en supprimant la domination de certaines branches. Par réaction, l’arbre pousse n’importe comment. Il se dépêche de renouveler son feuillage pour retrouver son équilibre. Tous ces arbres à rejets montant droit vers le ciel sans ordre m’arrachaient les yeux. Je me baladais partout en trouvant ces manières insupportables, souvent énervé, toujours désœuvré.

Il me fallut encore choisir un peu plus tard. J’allais faire le devis, certain qu’on me proposerait un massacre, plongé avec un enthousiasme morbide dans le champ lexical de la destruction aveugle contre la nature bienveillante. Le chantier qu’on me proposa concernait cette fois deux arbres, un noyer qu’il fallait tailler selon les règles de l’art, en lui laissant des branches, et un figuier à qui il ne resterait que des moignons. Si je refusais le figuier, je per- dais le beau travail dans le noyer, et si j’acceptais, je prenais l’ensemble et je faisais ce que j’avais jusque-là refusé de faire. Mais ça repart toujours un figuier, tout le monde le dit. Les grosses tailles sont moins graves que sur les cerisiers, par exemple. Et je n’en pouvais plus de passer mon temps à ne pas travailler. C’était magnifique d’être connu comme l’élagueur qui n’élague pas, mais je n’allais pas tenir encore très longtemps. Personne n’avait jamais proposé de me payer pour ne pas toucher à ses arbres. J’acceptai le chantier. Même en fermant les yeux, je ne mis pas longtemps à tailler le figuier, un coup de tronçonneuse par branche et l’arbre s’écroula rapidement par terre. Je passai ensuite des heures à tout ramasser, parce qu’un arbre au sol est beaucoup plus encombrant et pénible qu’en l’air, et le client me regardait faire, impressionné par la somme de travail abattu. À la n, il se cala devant ce qui restait de son figuier et me dit, avec une satisfaction sans arrière-pensée : « Et ben, on lui a bien mis la race à celui-là ! ». Et son visage n’exprimait même pas une joie mauvaise, juste le bonheur d’un combat gagné. Il me paya, ravi, et c’est ainsi que je lançai ma carrière. D’élagueur désœuvré, je devins réducteur.

Je réalisai qu’il me fallait adapter mon équipement à la considération qu’ont les gens pour les plantes de leur jardin. J’allais être le bras armé d’un combat contre des saloperies qui envahissent tout. Si on les laisse faire, elles recouvrent l’intégralité de notre espace. Il est de notre devoir de les contrôler. À chaque plante son traitement et son outil. Les tronçonneuses reviennent aux arbres. J’aimais ma scie d’élagueur, elle possédait malheureuse- ment une capacité de réduction bien trop limitée. Son action ne se voyait pas assez. Avec une tronçonneuse, les branches et les arbres tombent vite et font du bruit dans leur chute. C’est important. Pour les arbustes, les outils sont variés. J’achetai une débroussailleuse, avec lame et l selon les cas, un taille-haie qui fait les haies carrées, des cisailles, un sécateur. J’avais le sentiment de découvrir chaque jour un nouvel outil de coupe. J’attelai à l’arrière de mon camion un broyeur, symbole absolu du travail de réduction. Il avalait les branches, qui ressortaient de l’autre côté en tout petits morceaux. Il savait transformer un arbre entier en un tas de copeaux faciles à ranger. C’était comme transformer un système organisé en flaque informe, un processus fascinant et très adapté à ce travail.

Je décidai d’ouvrir une nouvelle branche dans mon entreprise et d’imprimer une deuxième carte. Sur celle-ci, je remplaçai Accompagner les arbres parRéduction végétale. Une photo que je mis sur le côté me montrait en pleine action, tronçonneuse à la main, avec la sciure qui volait dans les rayons du soleil et m’entourait d’un grand halo romantique.

Cela devint brusquement plus facile de trouver du travail. Je m’étais mis à donner les réponses qu’on attendait de moi. Ce n’était qu’une question de point de vue dans la façon d’aborder les arbres proches des maisons. Quand on me demandait s’ils risquaient de tomber sur le toit, je pouvais répondre que je n’en savais absolument rien, ou alors que peut-être. Je n’avais pas besoin de beaucoup pousser mes clients pour achever de les décider à tailler leurs arbres. L’inverse était presque toujours plus dif- cile. Je réduisais désormais des arbres et découvris à cette occasion que je fabriquais une clientèle captive. Un arbre réduit est satisfaisant sur le moment, mais ça ne dure pas. Il se désorganise, se fragilise, il pourrit aussi par ses blessures, bref, il demande du travail d’entretien pour gérer les conséquences de nos interventions. Et puis les grands arbres restent des grands arbres, même réduits. Quand on coupe dix mètres de bois, ils les remplacent. J’annonçais donc aux clients qu’il leur faudrait me rap- peler dans les deux, trois ans pour que je refasse le travail. Un bon réducteur n’a besoin que de quelques centaines d’arbres pour travailler toute l’année. Une fois que mon stock fut installé, je coupais les branches de chaque individu et quand j’avais terminé le tout, elles avaient repoussé, je n’avais plus qu’à continuer mon roulement. Et franchement, si je me mis si facilement à couper les arbres en deux, c’est que j’aimais ça. J’étais aussi sensible que mes clients au volume visible du travail abattu, sauf qu’en plus, c’était moi qui le faisais. J’appréciais la joie que me procurait un beau démontage, quand, tout seul, je mettais un arbre par terre en quelques heures. J’aimais diriger le bois pour qu’il arrive au sol en tas organisés et faciles à gérer. J’aimais cette belle efficacité et l’excitation que je ressentais de savoir maîtriser de gros volumes. Je ne devais jamais me tromper dans mes gestes. Il fallait contrôler les multiples dangers qu’impliquait la gestion de branches lourdes, souvent enchevêtrées, dont je sup- primais brusquement le soutien. Chaque coupe devait être calculée car c’était des centaines de kilos qui tombaient et chaque fois les clients trouvaient ça incroyable. Mais ne croyez pas que c’était tous les jours facile. J’avais parfois l’impression de pousser toujours le même caillou le long de la même pente. J’essayais pourtant d’alterner entre réducteur et accompagnateur. Selon les demandes, je choisissais entre mes deux cartes. Il m’arrivait même de donner les deux, il y en a que ça fait marrer. Alors pour l’instant je continue, j’ai un chantier à terminer. Mais demain, j’arrête.

Pour se procurer Mâtin Brun, c'est par ici.

Découvrir d'autres articles de Mâtin Brun en ligne :

DIPTYQUE DES LUTTES

Rencontres croisées entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et Aulnay-sous-Bois.

UN ARTICLE DE MERDE

Petite exploration joyeuse et scatophile de la science des matières fécales.