DYPTIQUE DE LUTTES

Rencontres croisées entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et Aulnay-sous-Bois

Par intérêt ou par hasard, difficile d’ignorer les images et les nouvelles qui concernent la Zad de Notre-Dame-des-Landes ou la ville d’Aulnay-sous- Bois. Souvent violentes, parfois contradictoires, elles reflètent des milieux et des luttes qui peuvent paraître déconnectés : d’un côté, des chemins de terre, de l’autre, des tours de béton.

Mais au-delà de leurs médiatisations souvent manichéennes, subies plus que choisies par les habitant·e·s de ces deux territoires, des liens se sont tissés, puis tramés. Sacha et Hadama Traoré, les deux personnes que nous avons rencontrées, croient à la vertu de ces liens : face à une répression ou une oppression similaires, les résistances peuvent s’associer concrètement. Nous leur avons demandé comment et pourquoi. Iels nous ont parlé de leurs visions de la lutte politique, des objectifs qu’elle poursuit, des formes qu’elle peut prendre. Plutôt qu’une lecture schématique et un prisme unique, ces deux rencontres dessinent des convergences complexes et des différences assumées.

Rencontrer Sacha et Hadama Traoré, c’est aussi rencontrer les territoires qu’iels occupent, au sens premier. Il serait facile mais fallacieux de présenter la Zad ou Aulnay comme des ensembles homogènes. Ce sont plutôt des archipels, avec leurs équilibres, leurs systèmes d’alliance, leurs permanences et leurs fragilités, leurs inévitables con its, internes ou externes. Ces territoires sont matériels, faits de chemins, de jardins et de bâtiments auto- construits à Notre-Dame-des-Landes ; de bâtiments emblématiques, de dalles et de nouveaux bétonnages à Aulnay-sous-Bois. Mais ce sont aussi des territoires humains : on ne rencontre pas Sacha ni Hadama Traoré chez elleux sans rencontrer aussi leurs entourages, leurs codes et leurs savoirs, acquis de gré ou de force. Pour décrire ces rencontres avec justesse, nous avons préféré conserver le rythme des phrases et des mots échangés et choisi d’associer des cartes à ces mots – une manière de survoler la Zad ou Aulnay, ou, mieux, de s’y plonger.

Photographie prise à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, Val K, 16 mai 2017.

PREMIER TABLEAU.
UNE APRÈS-MIDI AVEC SACHA SUR LA ZAD DE NOTRE-DAME-DES-LANDES

La première fois que je suis venue ici, c’était en 2012, pour les expulsions. Je suis venue  filer un coup de main pour défendre. À cette époque-là, j’habitais dans un squat conventionné à Rennes, mais j’avais fait d’autres squats avant. Du coup, ça me parlait de venir défendre des potes. Et je suis restée... Je ne sais pas exactement pourquoi.

J’ai été prise dans la dynamique : tu arrives, il se passe des trucs de fou, t’as de l’espace... Il a plu d’octobre à avril, et il y a même eu de la neige entre temps. C’était assez dur comme conditions, mais il y avait une énergie folle, ça reconstruisait
de partout. Ensuite, je suis repartie six mois...J’ai eu ma grosse période nomadisme, « fuck le formalisme », je sortais de la fac, j’étais anti-tout, par principe. En fait, je suis partie plusieurs fois, mais chaque fois je revenais, parce que je ne trouvais pas d’autre endroit comme celui-ci, avec autant de possibilités. Mais c’est quand tu vas ailleurs que tu te rends compte que c’est ici chez toi.

Je me rappelle d’une fois, je rentrais, j’étais en vélo, des Fosses Noires à La Saulce, et... j’étais tellement contente d’être là ! J’avais jamais ressenti ça, d’être heureuse d’être à cet endroit-là. Alors au bout d’un moment, tu te dis : « Bon, c’est chez moi, on va arrêter de tortiller, c’est ma maison, j’y reste, ou, en tous cas, je me projette vraiment à long terme ». Je sais pas si ce sera exactement ici ou plus loin, mais en tous cas, si je pouvais finir mes jours paisiblement... Enfin, paisiblement, je ne sais pas... Mais vieillir ici, oui. Quand tu veux faire quelque chose, t’as plein de trucs qui sont hyper faciles : des gens qui sont motivés, tu connais tous tes voisins, ils peuvent te donner un coup de main, qu’ils soient proches ou éloignés. Et puis, politiquement, c’est quand même un truc fou, de pouvoir tout refaire nous-mêmes.

Je pense que vivre ici, ça m’a enlevé beaucoup de théories. Tu connais la blague : «Un jour, j’irai vivre en Théorie, parce qu’en Théorie tout se passe bien »... Moi je l’ai remixée un peu : il y en a qui vivent en Théoristan, et le visa pour le Pratikistan,
il est compliqué ! Disons qu’ici, c’est un endroit où tu peux appliquer des théories, les mettre en pratique. Tout est à refaire quoi, et à tous les niveaux : social, gestion des con its, prise de décision, discussion, mise en place des projets, organisation d’une justice communautaire, structurations autour de la médecine (physiologique et psychologique, les deux se mélangent souvent). Et aussi la bouffe. Bref, tout : en fait, il y a de la construction dans tout. Et ça te propulse dans un monde de pratiques, un monde réel. Il y a plein de gens qui ont un avis di érent, des principes di érents, tu essaies de les appliquer, et ça m’a appris l’humilité. Se dire : peut-être qu’en vrai, ça ne marche pas, que c’est un beau principe sur le papier, mais que ça ne marche pas.

Par exemple, le principe d’inclusivité totale. Se dire qu’il faut de la place pour tout le monde, à tout prix, tout le temps, je suis d’accord, c’est vrai que c’est un bon principe. Mais je sais que c’est de la théorie. C’est important d’être porté par ça : comment on peut rester une zone d’asile et d’exil pour plein de gens, que tu sois « je vis en collectif à fond » ou plutôt « je veux ma cabane dans la forêt, qu’on me foute la paix et pas d’interactions sociales ». Il faut que ça puisse être possible. Mais vouloir ouvrir tout, à tout le monde, tout de suite, c’est juste pas faisable, en tous cas pas en cinq ans. Parce que c’est pas du tout comme ça qu’on a été élevés, pas du tout comme ça qu’on a été conditionnés, on n’a pas tous les mêmes trajectoires, les mêmes bagages, on ne voit pas les choses de la même manière.

Ça serait génial que la Zad devienne une propriété collective, qu’il n’y ait personne qui puisse dire que c’est à lui. Ça, ça joue beaucoup : casser le truc de la propriété privée marchande. Je ne pense pas qu’on gagnera sur le terrain administratif...mais je ne pense pas qu’on puisse s’en passer. C’est la nuance. Si l’aéroport s’est barré, c’est parce que tous les leviers ont été actionnés. La Zad permet trop de choses à trop de gens pour qu’on puisse tout sacrifier au nom d’un idéal théorique, qui n’est jamais qu’un idéal.

L’avenir de Notre-Dame-des Landes : à la croisée des imaginaires, Pauline Leriche et Valentine Piacentino, 2016

BILAN DU DÉBUT 2018, MARQUÉ PAR UNE REPRISE DES EXPULSIONS

Il y a eu un e et psychologique de division, de découragement... On se retrouve tassés au même endroit, tout est détruit... C’est un traumatisme. Et puis, les keufs ont été hyper violents ! Et il y a plein de gens pour qui c’était nouveau, les violences policières. Moi non plus, je n’avais jamais vu ça. Ce n’était pas de la violence contre les personnes, mais le fait d’entendre des bombes dans tous les sens, des grenades qui éclatent tout le temps... Ils en ont lâché 11 000 ! En moins d’un mois ! Bien sûr, il y a eu un traumatisme. Je crois qu’en ce moment, on commence à en sortir. Il y a une blague qui a circulé sur un de nos forums : quelqu’un disait qu’il avait « mal à la Zad », que ça partait en couille, que toute la zone allait être légalisée ... J’ai un pote qui a répondu : tu sais, ça se soigne. Il faut faire des choses, se bouger, aller voir des voisins ! J’ai trouvé ça tellement bien répondu... Il y a plein de gens qui ont envie d’avancer, de se remettre. Mais ça a été super traumatisant... On a eu un petit aperçu, un millième de ce que peut être une journée de guerre, et encore, il n’y a pas eu de morts. Mais ça faisait « Boum ! » dans tous les sens, de la terre sautait des talus à trois mètres de hauteur, des trucs explosaient dans les branches... Ils nous ont sorti des tanks qui avaient servi au Kosovo, des dizaines de blindés... Par rapport à cette violence, il peut y avoir un romantisme révolutionnaire. Mais quand tu vois ce que les gens ont pris dans le corps, quand tu perds un œil ou un bras, ça calme...Alors les gens qui disent qu’ici, on est sous occupation militaire... J’ai envie de leur répondre : va habiter en banlieue, et on en reparle. Parce que pendant ce temps-là, à Beaumont-sur-Oise, ils ont envoyé l’armée.

C’est sûr que c’était de la guérilla civile au moment des expulsions, mais c’est pas toujours comme ça ! Pendant une accalmie, on triait les haricots avec un copain, et puis on sou ait un peu, et quelqu’un nous demande : « Mais, c’est pas comme ça d’habitude ? » Ah bah, non ! D’habitude, tu sors en vélo, tu fais ta vie, tu passes prendre un café chez des gens, tu fais du jardinage, tu fais du pain, de la construction, des chantiers... C’est ça, notre vie, en fait. Une vie normale, hormis le fait que tout est intense ici et qu’il y a toujours quatorze millions de choses à faire. On désherbe, on construit nos maisons, on s’engueule avec un voisin parce que son chien a encore défoncé le jardin...On court après une vache... Mais il n’y a rien de fou dans cette vie ! Il y a plein de gens qui venaient de l’extérieur qui étaient surpris.

Je m’en fous que l’occupation ça soit légale ou pas, au fond. Je m’en fous de la forme que ça prend, du moment qu’on conserve ce qu’on a, qu’on peut continuer à produire et à donner, à accueillir... C’est hyper uide. C’est cette expression de la bonté humaine, qu’en fait je considère comme des valeurs normales. On laisse pas mourir son espèce ! Tout ça, c’est pas rien, et je l’ai pas trouvé ailleurs en France, en tous cas jamais sur un territoire aussi vaste. Ici, si t’en as marre de quelqu’un, c’est pas comme en ville : tu vas faire un tour dans la forêt, tu vas pas te taper le relou qui passe, le métro qui n’arrive pas, le bus qui manque de te renverser, ou les Bacqueux qui te font chier. T’as pas la pression constante de la cité, il y a une espèce de calme. J’ai découvert des bestioles que je ne connaissais pas, j’ai appris à apprécier de me réveiller tôt le matin, de me poser le soir avec des gens qui chantent dans tous les sens, ça hulule dans tous les taillis, y a des bestioles qui passent... C’est vivant, quoi ! Et tu te dis : c’est peut- être comme ça qu’on doit vivre, normalement, et pas au 7e étage d’une tour pourrie dans un quartier qui pue. Ce rapport-là à la terre, je l’ai développé ici. Je ne regarde plus les arbres de la même manière. Vivre ici, ça donne envie de savoir, de comprendre, de prendre le temps qu’il faut pour comprendre. J’ai mis deux ans avant de me mettre au jardinage, j’en n’avais jamais fait de ma vie, je suis quand même issue de la ville, à la base ! Je me suis dit que j’allais faire crever toutes les plantes que j’allais toucher. Et nalement non ! C’est assez fou de voir les trucs que tu plantes, mettre un mini truc dans la terre et pif ! quelques mois plus tard, avoir des tomates, des aubergines ou je ne sais quoi. C’est drôle parce qu’avec les expulsions, j’ai pas mis le pied dans un jardin. Hier seulement, j’ai arrosé et j’ai adoré : le soleil qui se couche, ça sent la terre mouillée... Mais je n’ai pas cet esprit toute l’année. L’esprit de la terre, il y en a qui l’ont plus que moi.

RENCONTRE AVEC HADAMA TRAORÉ ET LA RÉVOLUTION EST EN MARCHE

Hadama est arrivé à un moment où je pensais me casser d’ici. J’étais vraiment partagée. On a parlé de plein de trucs. Du coup, je suis passée le voir à Aulnay... Et puis on s’est filé pas mal de coups de main, on s’est aidé comme on a pu, même si on n’a pas du tout les mêmes actions dans la vie. Je le soutiens sur tout ce qu’il fait à Aulnay, mais de loin, parce que je vais pas retourner en ville. On diffère sur plein de choses : déjà, La Révolution est en marche, c’est un parti politique, chose qui ne me plaît pas. Il y a aussi le truc de vouloir changer le système de l’intérieur, auquel je ne crois pas du tout, même si je comprends. Se dire que c’est par le vote que les choses vont changer, j’y crois pas non plus, même si ça peut marcher à l’échelle municipale.

Après, on se rejoint sur plein de choses, parce qu’en fait, beaucoup de choses se ressemblent sur le traitement des personnes qui vivent sur zone et dans les banlieues, sur la manière dont l’État gère les choses dans ces espaces-là. Ici, quand Hadama parle de citoyenneté, il y a toujours plein de gens qui bondissent, ou qui a chent un mépris condescendant, qui disent : « Oh, il utilise le terme de citoyen, c’est un petit légaliste. » Eux, toute leur vie, ils ont été citoyens. C’est acquis. Nous,
non. Moi, je m’en fous, de ce terme, je le conchie, mais j’ai mes raisons pour ça et je comprends parfaitement, je respecte et même je soutiendrai des gens qui se battent pour avoir ça. Parce qu’en fait, si tu veux être légaliste, émeutier, ou je ne sais pas quoi, il y en a qui ont le choix, et il y en a qui ne l’ont pas, ou qui ont un choix beaucoup plus difficile à faire. Parce que mon pote Mohamed, ou mon pote Mamadou, s’il se fait choper par les keufs en émeute, il risque un peu de se faire buter, quoi. Et en plus, ce sera « un émeutier », ou je ne sais pas quoi. Toi, mon petit chouchou de Romain, ou mon petit chouchou d’Antoine, si tu te fais péter, t’as pas grand-chose. Bon, j’exagère, il y en a qui ont eu de la prison ferme. Mais t’es toujours en vie, et finalement c’est une chance d’avoir seulement du ferme.

C’est Ramata [Dieng] qui était venue parler de ça, entre autres. (Ramata Dieng est la sœur de Lamine Dieng, Français d’origine sénégalaise, qui est décédé le 17 juin 2007 à 25 ans, suite à son interpellation par des agents de police à Paris. Il fait partie des cinq personnes mortes aux mains de la police en France, selon Amnesty International dans son rapport « France. Notre vie est en suspens. Les familles des personnes mortes aux mains de la police attendent justice », publié en novembre 2011.) Elle disait qu’il y a une différence entre répression et oppression. L’oppression c’est quand tu marches dans la rue, que t’as une vie normale, dans les clous, que tu veux avoir un taf ou que t’en as déjà un, et un jour, tu rentres chez toi le soir, ou tu amènes ton gamin à l’école, ou tu sors du métro et les keufs décident de t’emmerder : ça peut mal nir. Lamine Dieng, c’est comme ça que ça s’est passé. Quand tu choisis de faire quelque chose, d’avoir une crête, quatre chiens, de vivre pieds nus ou plein de boue, et bah le jour où tu décides de te laver, de mettre des fringues propres et d’aller t’échouer dans un magasin, en fait, tu le fais, et
tu le fais sans problème. C’est pas à ta gueule qu’on verra d’où tu viens : à ta démarche ou ta manière de parler, à ton style peut-être. C’est pas forcément que c’est mieux, mais c’est différent. On ne parle pas des mêmes choses ! Et ça, à la Zad, parfois, c’est dur à faire comprendre aux gens.

Il y a aussi le rapport à l’école, par exemple : la manière dont beaucoup de parents [dans les milieux immigrés] ont poussé leurs enfants à l’école, en mode : faut que t’étudies, que tu comprennes la langue, que tu te défendes. Mais ici, quand tu dis aux gens que c’est une arme, ils te répondent : non, c’est un truc de bourgeois. Peut-être dans ton monde, mais pas dans le mien ! En fin, c’est pas contradictoire d’ailleurs : c’est parce que c’est un truc de bourgeois que c’est une arme, en fait. Il y a quelqu’un qui m’avait dit que les gens qui détournent le plus la loi, c’est ceux qui
la connaissent le mieux. Et voilà : mon rapport à la légalité, c’est de penser comme ça. Je vois que les gens qui se font arrêter, ou marave, souvent, ils n’ont pas la tête de « gens du coin ». Du coup, ça me touche encore plus. Je me dis que j’ai envie de connaître la loi, de rajouter cette arme-là dans mon arsenal, parce quand ce sont des frères, je veux pouvoir les défendre.

Il y a un truc qui m’avait marquée à propos d’Angela Davis, dans un reportage que j’avais vu sur sa vie. (Militante étatsunienne active parmi le mouvement des Black Panthers, Angela Davis (née en 1944) est notamment célèbre pour son engagement en faveur des droits civiques au sein du Parti Communiste américain et pour avoir fait partie, en 1969-70, de la liste des femmes les plus recherchées par le Fbi. En cohérence avec son activité politique, elle poursuit une carrière universitaire depuis les années 1960 et occupe actuellement un poste de professeur à l’Université de Californie.) Elle était assise, avec sa sœur et sa mère ; bon, elle vit en Angleterre, elle vient d’une famille plutôt bourgeoise...Et puis, je ne sais plus comment ils tournent la question, mais en gros, les journalistes lui disent : « Tu es une femme éduquée et tu fais du militantisme, il n’y a pas un décalage entre ce que tu es socialement et ce que tu fais de manière politique ? » Et là, elle répond : « Mais en fait, j’ai été éduquée pour ça ». Je trouvais cette réponse tellement juste ! C’est une femme noire, élevée par sa mère, une femme noire aussi, et le principe c’est : ma lle, tu auras du savoir, et Angela Davis en a fait de la politique. Pareil, les Black Panthers, malgré toutes les critiques que j’ai à leur apporter, ils avaient un programme : école, hôpitaux. (Le Black Panther Party For Self-Defense (généralement désigné par l’expression : Black Panthers) est un parti politique étatsunien fondé en 1966 par Bobby Seale et Huey P. Newton. Célèbre pour ses actions directes, la hiérarchie et le recours aux armes de ses membres, l’organisation a également défendu un programme politique axé sur un travail communautaire (soins médicaux, cliniques gratuites, distributions de vêtements et de nourriture, aide juridictionnelle...). Elle a
été ciblée par les institutions fédérales étatsuniennes à partir de 1968 qui ont orchestré son démantèlement par divers moyens, notamment l’assassinat de membres du parti.) Et c’est là que l’État se dit qu’il faut les détruire. C’est pas rien !

Perso, je n’ai pas envie de négocier avec un État qui enferme des gamins dans des cages, qui a colonisé et qui bousille les pays des gens qui viennent crever à ses frontières. C’est bon, tous les livres d’histoire,je les ai en tête. Mais entre ce que j’ai envie de faire, de façon utopique, c’est-à-dire renverser le système, et ce que la temporalité des choses m’offre, faire le dos rond, ce n’est pas un truc qui m’est étranger. Je veux bien faire le dos rond, juste le temps qu’on m’oublie. Ça ne veut pas dire que j’ai perdu la guerre. Ça veut dire que là, il faut être un peu flex, parce que sinon, ça ne passera pas. C’est pas de la résignation que de se dire : « Ok, je vais serrer les dents, parce qu’en fait, ce n’est que le début. Vas-y, vautre-toi dans ta victoire, mais t’inquiète pas, je t’oublie pas, en fait, je progresse. » Je vois bien comment nous, les enfants d’immigrés, avec nos gueules de non-Blancs, on peut réussir à taper du poing sur l’administration, alors que nos grands- parents ne faisaient pas ça. Rien que ça, pour moi, c’est quelque chose, et il y a des gens qui ne
se rendent pas compte de ce que c’est.

Par l’éducation, on a appris à gérer beaucoup de difficultés, d’humiliations, que ce soit pour toi, tes parents, des voisins... Moi, quand je voyais des petits jeunes se faire contrôler à gare du Nord, bah, tu vois, j’avais le seum! Et voilà, c’est le petit Noir qu’on met à l’amende, ou la petite Arabe qu’on met à l’amende. T’as le seum, c’est super relou, mais t’apprends à ravaler. Et c’est aussi ça être ici, avoir la capacité de ne plus baisser la tête comme avant, grâce à la force collective.

ÊTRE UNE FEMME RACISÉE SUR LA ZAD

Ça a clairement un sens spéci que d’être une femme racisée ici. Beaucoup de sens même ! T’es toujours la personne à qui on demande, après six ans de cohabitation, si tu manges du cochon – pas si tu manges de la viande, ou des œufs, parce que ça, c’est normal de le demander. On ne sait jamais qui est végèt’, qui est vegan, qui est omnivore. Mais toi, on te demande si tu manges du cochon. T’as envie de dire : ça fait six ans qu’on se connaît, mais ma gueule te rappelle que, peut-être, dans
la Musulmanie, ils mangent pas de cochon...? Le pire, c’est que tu sais que c’est pas méchant, que c’est genre : je veux bien faire. Oui, bah, t’as fait de la merde. C’est pas grave, admettons.

Parfois, ça grince. Je me rends compte qu’ici, dans les rapports que j’ai avec les gens, sur des questions d’organisation de la micro-société Zad, de prise de décision, ou je ne sais pas quoi, il y a un écart de culture entre nous. Par exemple, j’ai été élevée dans l’islam et mes parents sont originaires du Maroc. D’ailleurs, quand on parle de terre, il y a aussi le rapport à l’histoire coloniale : mes ancêtres, deux générations avant moi, ils étaient paysans, pêcheurs, ils commerçaient entre eux, mais ils se sont quand même fait virer de leurs terres.

C’est pour ça que je suis née en France : parce qu’ils se sont fait dégager, pour X ou Y raison. Il y a eu ces deux in uences fortes, la culture méditerranéenne et la culture musulmane, dans lesquelles le groupe et la famille sont importants. La famille et les anciens : ça, c’est quelque chose de vraiment fort. Quand t’es musulman, tu fais partie de l’Oumma (La communauté des croyantes et croyants, dans l’islam), t’existes pas réellement en tant qu’individu. Il y a plein de travers à ça. Mais parfois, dans les discussions politiques, j’ai envie de dire aux autres que je ne comprends pas leur individualisme, mais vraiment pas. C’est même pas que je bloque parce que la théorie ne me plaît pas, c’est parce que, foncièrement, je n’ai pas été élevée comme ça ! Le collectif est quelque chose de primordial dans l’éducation que j’ai reçue, avec tout ce que ça comporte de génial et d’horrible.

La force du collectif, de la famille, c’est de savoir dire : stop, on arrête les conneries, on se focalise sur ce qui nous rassemble. T’aimes pas ton cousin ou ta tante, mais là, il y a eu un décès, donc c’est bon, tu ravales ! Ton ego, on verra plus tard. Ça, ça met des fossés, des canyons même, entre les autres et moi. Je me dis qu’on ne vient pas du même monde. Par exemple, on a eu des discussions sur le fait de se donner des bases collectives : on ne torture pas, on ne tue pas (même les ics), on n’a pas de port d’armes ostensible... En gros, comment le groupe pose ces bases-là pour assurer à chacun et chacune une sorte de sérénité, portée par tout le monde, qu’on s’aime ou pas, qu’on se connaisse ou pas, parce qu’on vit sur le même territoire. Ça a été un bordel monstre ! Il y en a qui n’aiment pas les règles, il y en a qui ont leur ressenti, il y en a qui pensent que... T’as envie de dire aux gens : on n’en a rien à foutre, la question c’est pas ce que tu penses ou ce que je pense, c’est comment, ensemble, on trouve une espèce de lame de fond. Comment on essaie de protéger l’espace qu’on partage. On en parlait avec un pote, et on se disait que dans toutes ces engueulades, il n’y a même pas la base qui consiste à se parler avec respect.

C’est compliqué aussi à décrire, parce que ce sont plein de petites choses mises bout à bout. Il n’y a rien où on puisse dire : « Ah ! Voilà, ça, c’est
du racisme ! » Le fait d’être une meuf, parfois c’est pire, parce qu’il n’y a pas beaucoup de meufs racisées. Avec les féministes blanches, ça clashe ! C’est un clash silencieux. Parfois, je suis dans des cercles féministes et... j’ai tellement de choses à leur dire ! J’aimerais parler de l’émancipation de la femme blanche sur le dos des femmes non-blanches. J’aimerais parler du rapport au racisme dans les cercles féministes. Mais c’est pas possible. Je vais pas parler à une contre vingt, en fait. Il y a le fait d’être seule...

Un truc qui m’a marquée dans le féminisme blanc, et dont j’ai parlé avec une amie qui a beaucoup travaillé sur sa position de femme blanche en féminisme et en politique, c’est que je vois beaucoup de féministes blanches qui parlent de s’arrêter, et de parler de ses blessures : j’ai mal, j’ai mal, j’ai mal... C’est hyper important, ces cercles de confiance où tu peux dire : « Voilà, il m’est arrivé ça, je l’ai vécu comme ça» et t’entendre répondre « Ah ! moi aussi ! », ça permet de se dire qu’on est pas folle. Mais il y a aussi parfois quelque chose que j’appelle caricaturalement la «posture de la petite souris victime ». Et j’ai réalisé que pour moi et pour d’autres meufs non-blanches, c’est pas possible d’adopter cette posture-là. Tu fais pas ça. On t’apprend à pas faire ça. À Rennes, je discutais avec une copine qui est noire, afro-descendante de Guadeloupe. Elle racontait que, comme moi, pour elle, pleurer, ça ne se fait pas. Ça peut arriver, mais parce qu’il y a une cause réelle : un décès, tu pleures, une maladie grave, tu pleures. C’est brutal, c’est clair. Mais sociologiquement, je pense que c’est aussi lié aux histoires douloureuses qu’on peut avoir. On vient de générations qui se sont mangé la colonisation, la déportation, l’immigration : si tu voulais pleurer, tu passerais ta vie à pleurer ! J’ai un ami blanc qui m’a dit que je rigolais tout le temps. Bah, oui, parce qu’il faut savoir rire.
Si tu ris pas, t’es mort. Il a ajouté : « Ah, la force que vous avez ! » Mais non, c’est pas de la force, c’est de la survie, copain. On a eu de longues discussions là-dessus, maintenant il est plutôt adepte de ça, il se dit qu’il faut qu’on rigole de tout, parce que sinon, c’est plus possible, on va craquer. Ce besoin d’austérité, je ne le comprends pas encore. Chez certains militant blancs, il y a une espèce de besoin de sérieux qui m’interroge : pourquoi tu te décrédibiliserais, si tu te mettais à rire ? C’est parce qu’on a des moments de rire qu’on a envie de rester et de continuer, à vivre et à faire ce qu’on fait. Et quand je vois certaines personnes qui a rment être anti-autoritaires... Putain, il fait flipper cet anti-autoritarisme ! Pas un sourire, tout le temps dans la critique... Tu veux pas rire un peu ?

C’est complexe d’en parler, de dire ça aux gens.La position de personne non-blanche dans un monde militant, c’est la guérilla. Il y a des petits blancs, souvent issus de milieux aisés, qui se font les porte-parole des opprimés, mais quelles oppressions ils ont connues, eux ? Quand toute ta vie, on t’a éduqué dans un privilège que t’as aussi à défendre ? Parfois, je rencontre des gens qui reconnaissent leur ignorance, qui veulent apprendre. L’autre jour, c’est arrivé avec une pote d’origine aborigène, qui me parlait du racisme en Australie. Il y avait une nana qui était là et qui nous a dit : « Je ne sais pas du tout ce que c’est mais, si ça ne vous dérange pas, je vous écoute». Il y a des personnes qui ont fait un travail sur elles-mêmes, et qui sont prêtes à entendre certains discours, mais t’as vraiment beaucoup de gens qui les rejettent en bloc parce que ça demande trop de travail. Je pense que ça bougera quand il y aura plus de personnes non-blanches sur zone. Aujourd’hui, j’ai plus de facilité à admettre qu’une situation me saoule, mais c’est compliqué, parce qu’on n’est pas beaucoup à être racisé·e·s et sensibles à cette question. Je pense que ça viendra petit à petit, mais il y en a encore pour... dix ans ?

Rencontre avec Hadama Traoré à Aulnay-sous-Bois, Pauline Leriche et Valentine Piacentino, 2018

SECOND TABLEAU.
UNE PROMENADE AVEC HADAMA TRAORÉ À AULNAY SOUS BOIS

Les 3 000, ça a été créé en 1969, avec l’arrivée de Citroën, qui a accéléré la construction du quartier. L’usine, c’était un point névralgique de la ville d’Aulnay-sous-Bois. Pour te dire à quel point le Galion représente un endroit de partage de richesse, d’espace et de culture, là, tu vois, il y a une église. Elle est là depuis qu’on est petits. C’est un repère. Un endroit qu’on respecte, même si on est une très grande majorité de confession musulmane ici. C’est ça le Galion. En plein cœur des 3 000, tu as une église. À la construction du [centre commercial] Carrefour Parinor, qui était plus grand, ça a détruit le Galion. Tous les grands groupes sont partis. Et c’est nos parents qui ont récupéré les locaux commerciaux, pour faire revivre le Galion. Aujourd’hui, ils ont décidé de le détruire, du fait de la nouvelle place commerçante qui est là-bas. Viens, on va y aller... Voilà, là. Tout ça, ça a été construit récemment pour suivre la politique d’accès à la propriété (Les politiques d’accès à la propriété (initiées depuis 1995 et renforcées en 2005 en France) incitent à l’achat plutôt qu’à la location de logements, afin d’augmenter le nombre de propriétaires fonciers. Elles peuvent prendre di érentes formes : prêts bancaires à taux réduit ou nul pour les acquéreur·euses, facilitation du lotissement par le biais des réglementations urbaines, etc.). Tout ce que tu vois là au-dessus de l’Intermarché, ça appartient au groupe Immo Mousquetaires. Et les Mousquetaires, c’est aussi les propriétaires de l’Intermarché. Et en n de compte, c’est eux qui décident d’octroyer les logements ou les locaux. Un jour, un commerçant du Galion est venu me voir pour me dire qu’ils voulaient détruire le Galion, et qu’ils refusaient qu’ils aillent dans le nouveau centre commercial parce qu’ils « vendaient des foulards »... Le problème, c’est que quand Immo Mousquetaires est arrivé à Aulnay- sous-Bois, ils ont décidé qu’aucun local de cette nouvelle construction ne pourrait être laissé à ce qu’ils appellent un « commerce communautaire ». Je ne sais pas vraiment ce qu’ils veulent dire par « commerce communautaire ». Pour moi, la base c’est l’offre et la demande... Là, t’as un restaurant, un boucher, un cordonnier. Là-bas, t’as une boulangerie, un café, une auto-école, un opticien... Mais aucun magasin qui vend un foulard. Et ici, tu avais quatre grandes tours avec des commerces, une auto-école, une épicerie, une pharmacie, un restaurant de jeunes, un studio d’enregistrement... Tu avais plusieurs petits trucs comme ça. En 2004, quand l’Anru (L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), créée en 2003, est un organisme national qui supervise les programmes modi ant des zones urbaines identifiées comme isolées, précaires ou trop homogènes (par manque de mixité économique, notamment) partout en France.) est arrivé, ils ont dit : « Vous inquiétez pas, on va détruire ces bâtiments, mais on va en faire de nouveaux et remettre des commerces ». Mais aujourd’hui, il y a que des propriétaires. En fait c’est simple : 95 % des personnes qui habitent les nouveaux logements ne viennent pas des 3 000. Les habitants des 3 000, ils n’ont pas eu accès à la propriété, ils sont locataires, ils n’ont pas d’argent. Le pire, c’est qu’à Aulnay-sous-Bois,
il y a 5 000 demandes de logement, et tu as quand même des appartements vides... Regarde là, tout ça c’est vide. Ça aussi, c’est vide... C’est incroyable. Comment aujourd’hui on parle d’accès à la propriété sans même impliquer la population, dans un quartier où il y a 5 000 demandes de logement ? C’est aussi pour ça que le Galion est important. S’il disparaît, c’est une partie de la population qui va partir avec. L’augmentation des loyers... On ne pourra pas suivre. Nous, avec La Révolution est en marche, on a essayé d’avoir un objectif, puis on a mis en place une stratégie. D’abord, on a commencé par tenter de comprendre pourquoi ils en sont arrivés à vouloir détruire le Galion ; ensuite, d’un point de vue administratif, ce qu’ils ont fait pour le faire tomber. Et ensuite, comment nous, on peut s’opposer administrativement à ça. Enfin, rendre l’histoire publique, populaire. Donc on a ramené du monde : la preuve, tu es là. Concrètement, on a poussé à la création d’une association dédiée au Galion qui s’appelle Renaissance, pour permettre à La Révolution est en marche de s’occuper d’autres choses et de se consacrer aux problèmes administratifs et à la révolte populaire, quand il faudra mettre la cagoule et les gants. Face au bailleur, on a créé un collectif de locataires : on a lutté contre quatre expulsions qu’on a réussi à éviter. On a travaillé sur la sous- ou la sur- occupation de logements pour leur permettre de déménager. Et maintenant, tous les mois on a un rendez-vous avec le bailleur, afin de suivre toutes les demandes de logement.

Carte postale d'Aulnay-sous-bois

LIENS AVEC LES HABITANT·E·S DE LA ZAD DE NOTRE-DAME-DES-LANDES

Franchement... En arrivant à la Zad, je m’attendais vraiment à une brousse moderne. Rapport à mon pays d’origine. Mais j’ai été choqué. Ça a vraiment changé ma vie. Des personnes qui s’auto-gèrent. Système horizontal. Partage des richesses. Les prix libres. Le respect de la nature. C’est un mec australien qui a vu ce qu’on faisait avec La Révolution est en marche, sur les réseaux sociaux. Il habitait à la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Et il m’a dit : « Ce serait bien que tu viennes ici ». J’en ai parlé avec mes collègues. Eux, ils m’ont dit : « Mais non, laisse tomber, ils se lavent pas, ils prennent des champignons, laisse tomber ! » Je leur ai dit : « Mais les gars vous êtes des guedins, ils disent la même chose des cités. » Tu vois ? On reste chacun dans nos jugements... Ils m’avaient envoyé une vidéo sur la bataille de Notre-Dame-des-Landes en 2012. Je l’ai regardée 50 fois, j’ai kiffé! Je voyais des papas et des mamans avec des jeunes se battre ensemble pour le même combat. Mais différemment. C’est-à-dire que les jeunes, ils jetaient des trucs et les parents, devant, ils parlaient avec les keufs. Je me suis dit : « C’est quoi ce délire... Ils sont dans le futur ! » Et donc je suis allé là-bas... Quand on est parti à la Zad, c’était pour découvrir l’endroit. Ce qui nous a permis, quand on est revenus, d’attaquer le Galion. Ensuite, ils sont revenus pour plusieurs de nos mobilisations, et ils nous soutiennent. Ils m’ont ramené une machine pour faire des tee-shirts, ils ont mis à disposition leur avocat, ils m’ont présenté à des journalistes, ils sont venus à di érentes manifestations ou blocages. Et nous, on était encore là-bas il y a deux semaines de ça. En fait, la Zad, c’est la seule entité avec laquelle on a vraiment réussi à travailler. Je sais pas comment t’expliquer, c’est devenu la famille. Maintenant, je sais que si j’ai une galère, il y a des gens qui vont se péta5, pour de vrai. C’est une vraie convergence des luttes. C’est-à-dire que c’est des sœurs, c’est des frères. Tu vois, quand je te parle, j’ai des gens qui me viennent dans la tête. C’est un vrai lien qu’on a réussi à créer. Alors qu’aujourd’hui, on entend parler de convergence avec le Front social, mais c’est de la merde, ils font rien. Mais quand les zadistes, aussi, sont venus ici, ils ont été choqués. Pareil. Ils ont appris la lutte au quotidien. Parce que eux, même s’ils vivent au quotidien là-bas, ils ne vivent pas la lutte au quotidien. Tu vois, quand ils sont venus au conseil municipal la dernière fois, ils ont kiffé. Ou quand ils ont parlé avec des policiers. Ils connaissent pas ça. Parce que eux, ils sont en mode « Haaaa ! », tout est « Haaaaaaa ! ». Alors que nous, on est pas comme ça... Y a des mauvais policiers, y a des bons policiers. Nous on a grandi ici, alors que eux ils se regroupent là-bas dans un endroit commun. Eux, ça leur a ouvert les yeux. La dernière fois, ils ont commencé à parler avec un policier syndicaliste que je connaissais. Un des mecs m’a dit : « Mais... il est comme moi ! » Et ouais, mec ! C’est vous qui avez une image, vous êtes dans un fantasme où tous les policiers il faut les tuer, il faut les brûler. Mais après, je comprends cette réalité-là. Moi aussi je l’avais. J’ai grandi dans une cité, ici, qui s’appelle Kdf, Killer de Flics7. On a vraiment grandi dans ça. Tu vois à l’époque, les 3 000 tu pouvais pas rentrer comme ça. C’était une vraie zone de non-droit. Tu rentrais, t’étais pas du quartier, tu pouvais pas ressortir comme ça. Il faut arrêter de voir que les policiers.

Il faut voir qui donne les ordres. La Révolution est en marche est partie de cette idée. Et directement, on s’est dirigés vers Alliance Police nationale, parce que c’est le syndicat majoritaire. C’est eux qui parlent à la place des policiers. C’est eux, avec leur discours, qui créent un sentiment d’impunité, qui protègent des comportements délinquants, racistes ou haineux. Donc on a décidé de les attaquer. Pendant six mois, on a fait un rapprochement population-policiers. Pourquoi on a fait ça, la vérité ? Ça nous a protégés. En plein milieu des quartiers, on a ramené un policier qui représente 1 000 policiers : Alexandre Langlois (Secrétaire général du syndicat Cgt-Police). On a fait une lutte de quatre mois et demi contre la police municipale. Parce que si la police nationale intervenait, la police municipale intervenait aussi, sans nécessité. Maintenant, ils n’interviennent plus. On s’est posés avec le directeur, on a parlé avec lui pendant trois heures et demie. Moi, ça m’a fait perdre mon travail tout ça (Voir l’article du Parisien: « Aulnay : la ville révoque son agent ‘révolutionnaire’ », publié le 18 décembre 2017). Mais on a fait une grosse pub de dingue. Maintenant, on est dans l’opération « nettoyage au Kärcher de la racaille au col bleu ». Parce qu’il y a des policiers racistes, délinquants ou haineux, qu’il faut nettoyer avec une tolérance zéro. À côté de ça, il y a des policiers intègres, qui respectent la déontologie, qui font leur travail correctement.

PHILOSOPHIE ET MODALITÉS D’ACTION

Moi je le dis partout et je l’assume : la France, c’est une terre d’accueil. La France, c’est la Déclaration universelle des droits de l’homme. La France a donné à manger à mes parents. C’est elle qui a fait en sorte que mes parents ont gagné de l’argent qu’ils ont pu envoyer au bled pour pouvoir gérer tout un village, construire leurs maisons. Ça, c’est une réalité. Ensuite, la République est raciste. On n’a jamais donné le droit de vote à mes parents aux élections municipales. Pourquoi je suis pas « décolonial » ? C’est une histoire de discours en fait, de comment tu le présentes. Quand j’en entends parler, il y a trop de haine. Trop de haine, wesh... Les discours décoloniaux, ce sont des postures. Pour moi, l’important c’est de désenclaver les mentalités. Parce qu’on est colonisés dans notre cerveau. Nous, on est victime du privilège blanc. On parle de racisme à tout va, mais c’est pas du racisme, c’est du privilège blanc. Par exemple, les premières personnes qui m’ont dit : « Mais non Hadama, tu peux pas être maire ! », c’est des noirs. C’est pas des blancs. Donc on peut pas dire qu’ils sont racistes quand ils le disent. Par contre, ils voient ça comme un truc de blancs. C’est ça le privilège blanc. L’autre fois, on était à Marseille, et un copain du Npa me fait : « Ouais, je vais te présenter un Renoiqui fait comme toi ». Je lui dis : « Pourquoi tu veux me présenter un mec des cités qui fait comme moi ? Pourquoi tu ne me présentes pas... un Benoît ? » C’est ça le problème, on nous met dans des cases. Sans le vouloir. Tu dois toujours représenter le mec de la cité qui va parler aux mecs de cité. Alors qu’en fait, non... Nous, on a vocation à prendre l’Élysée. La Révolution est en marche, c’est un combat des mentalités, pour faire qu’aujourd’hui, on s’identifie à des citoyens à part entière. Le vrai souci, c’est que ce sont les racistes qui votent. Nous, on ne vote pas ! Elle est là la réalité. Ici, j’ai mes sœurs, j’ai ma femme, etc. Nous on est pour la population, on veut juste faire partie des tables de négociation. Moi par exemple, j’ai aucune haine contre personne. J’ai la rage contre le système. Du moins contre la République. Parce que j’aime bien la France. Je suis très bien en France. C’est la République que je déteste. Elle qui tolère le racisme... Et qui tolère aussi le deal. Elle tolère beaucoup de choses qui font qu’aujourd’hui, on est repliés sur nous-mêmes. Tant qu’on n’a pas compris qu’une lutte ne peut pas marcher sans amour, sans respect, sans dignité, on ne pourra pas gagner... Un chien qui aboie, tu l’écoutes pas. Moi, je suis en mode légaliste. Je pars du principe que toute ma vie, j’ai fait des émeutes, et ça n’a servi à rien. Imagine que demain des mecs viennent et t’alignentavec une arme... Ils te ratent. Tu vas te venger. Tu vas te venger comment ? Avec une arme ! Tu vas pas y aller avec une sarbacane ! Nous, c’est exactement la même chose. Eux, depuis des années, ils nous ont attaqués, et nous on a toujours répondu avec des sarbacanes. Mais à un moment donné, on s’est dit que si on voulait les attaquer, il fallait les attaquer avec leurs propres armes. Des armes institutionnelles. Et c’est là que le ministre de l’Intérieur a porté plainte contre moi ( Voir l’article sur le blog aulnaycap.com : « Le ministre de l’Intérieur dépose plainte contre Hadama Traoré le leader de La Révolution est en marche », publié le 28 avril 2018).C’est ce qui fait que des maires et des élus portent plainte ; j’en suis déjà à cinq plaintes contre moi. Je passe en jugement le 2 juin, le 9 septembre... Tout ça parce qu’ils ont compris que ce discours est dangereux. Tiens, c’est là qu’il y a eu l’histoire de Théo (Théo (Théodore Luhaka) est un habitant d’Aulnay-sous-Bois violemment blessé lors d’un contrôle d’identité de la police municipale le 2 février 2017. Du fait de la nature sexuelle de certaines des blessures qui lui ont été infligées, l’a aire a été considérée comme un viol collectif par la presse et l’opinion publique. ). Et au même endroit l’année dernière, je me suis fait tirer dessus trois fois de suite. Par les keufs. Haaaa... La révolution, elle est réelle. C’est une vraie révolution.

ADVERSAIRES ET ALLIÉ·E·S

Les ennemis ? C’est la politique capitaliste. On a tous un ennemi commun. On en a pas 100 000. Et dès le moment où on comprend ça, là on va être forts. Une fois qu’on va tous comprendre ça... Pfff, on va les choquer ! Ils sont pas prêts... Mais si tu pointes un problème sans avoir de solutions, tu fais pas partie de notre mouvement. C’est pas possible. Parce qu’on a besoin d’objectifs. Et d’objectifs communs, pour être ensemble. Sinon on reste dans des postures, dans des mouvements soi-disant militants qui se bouffent la gueule. Pourquoi y a pas de problème entre nous et la Zad alors qu’on est pas du tout dans les même milieux, et qu’on a des discours différents ? Parce qu’on est dans des luttes avec des objectifs. Et si tu regardes bien, dans le fond, on a les mêmes objectifs. C’est ce qui fait que Sacha et moi, on peut se retrouver, sans être forcément d’accord, à avancer dans la même direction.

Propos recueillis par Hakima El Kaddioui et Thomas Jacques Le Seigneur

Petit Lexique d'argot français contemporain (Afc)
Les keufs : verlan de « flics », policiers.
Partir en couille : dériver de façon incontrôlée.
Relou : lourd, pénible ; par extension : personne dont l’attitude est pesante, désagréable.
Bacqueux : policiers membres de la Brigade anti-criminalité (Bac).
Se faire péter : se faire attraper.
Se faire marave : se faire tabasser.
Flex : flexible.
Avoir le seum : être énervé, agacé ou lassé.
Mettre à l’amende : imposer une situation de domination.
Meuf : femme.
Guedins : dingues.
Kiffer : apprécier.
Se péta : se taper.
Au bled : au village.
Wesh : interjection d’apostrophe.
Renoi : Noir.
Ils t’alignent : Ils te mettent en joue.

Pour se procurer Mâtin Brun, c'est par ici.

Découvrir des articles de Mâtin Brun en ligne :

UN ARTICLE DE MERDE

Petite exploration joyeuse et scatophile de la science des matières fécales.

LA DÉCOUVERTE D’UN MÉTIER

Récit des errements d'un élagueur.