UN ARTICLE DE MERDE

Aude Bernheim

Solal et Ariane s’aiment. Leur vie : se dédier l’un à l’autre. La scène est connue, le livre magni que. Mais toute histoire d’amour a ses limites. Pour Solal et Ariane, il s’agit des toilettes. « Elle a voulu un water causette pour chacun [...] ses besoins en grand secret politique et puis cette chasse d’eau des water causettes qu’elle a fait mettre spécial grand luxe, faisant pas de bruit, c’est pour qu’il entende pas, c’est pour la poésie ». Selon Albert Cohen, rien ne serait plus horrible que l’idée de déféquer près de l’être aimé. Ces fameux selles, cacas, merdes, bouses, crottins, guanos, pétoulettes (oui, oui, pour les moutons) sont si quotidiens et pourtant si honteux. Ils sont essentiels à notre santé, notre agriculture et pourtant bannis par les mœurs. Pourquoi une telle adversité vis-à-vis de ce processus naturel ? Petite exploration joyeuse et scatophile de la science des matières fécales.

BRUN, COMME DU CACA BIEN SÛR

Revenons-en aux bases. De quoi sont composées nos selles ? Malgré leur consistance (semi-solide pour une personne en bonne santé), les matières fécales sont composées à 75 % d’eau. Le reste se divise en trois parties égales : les bres qui n’ont pas été digérées lors du passage dans l’estomac et l’intestin, un mélange de bactéries mortes et vivantes ainsi que des restes de notre digestion (graisses, protéines...) et de nos cellules mortes. Malheureusement pas d’indices majeurs dans cette composition sur l’origine du brun si caractéristique de nos selles. Cette couleur est en fait due à la stercobiline, une molécule synthétisée par les bactéries habitant notre intestin. Sans cette molécule, notre caca serait comme un ciel de novembre. Comment les scienti ques le savent-ils ? En observant les désordres créés par les maladies de notre appareil digestif. Certaines maladies a ectent la production de bile, précurseuse de la stercobiline, le caca prend alors cette couleur blanc/jaunâtre. D’autres couleurs sont le signe de désordres intestinaux : le rouge (saignement), le jaune (excès de graisse) et le vert (infection bactérienne)... Tout un arc-en-ciel.

Si vous êtes observateur·rice, vous avez déjà essayé d’analyser vos selles selon leur aspect. Sachez qu’il existe une échelle scienti que pour les décrire : l’échelle de Bristol ! Divisée en sept catégories, elle va de la noisette dure à évacuer (constipation) en passant par le serpent lisse (idéal), à une absence de morceaux solides (diarrhée). Que de poésie. Cette échelle est utilisée en médecine pour mieux diagnostiquer des patient·e·s venant consulter en rentrant d’un voyage hasardeux par exemple. Si vous observez du maïs dans vos selles, rien de plus normal ! Il s’agit en fait de cellulose, qui n’est pas digérée par notre estomac – laissons cela aux vaches.

Au niveau sensoriel, l’odorat n’est pas en reste ! D’où vient ce charmant fumet ? Là encore, il faut regarder chez les bactéries. Ce sont elles qui produisent des composés organiques riches en soufre, tels que l’indole, le skatole et les mercaptans qui chatouillent nos narines.

LE CACA DE LA PEUR

Oui, mais alors pourquoi fait-on caca ? La réponse la plus évidente semblerait être : pour évacuer ce que nous ne digérons pas. Ce qui apparaît moins instinctif sont les déterminants de notre envie de déféquer. Concrètement, lorsque le rectum se remplit, des récepteurs présents dans la paroi de l’anus perçoivent l’étirement et sont activés. Un signal remonte au cerveau qui le traite et en retour provoque l’ouverture du sphincter interne. C’est cette ouverture qui correspond à l’envie de déféquer. Le plancher pelvien se détend et tombe un peu, permettant aux muscles du rectum de repousser les selles. Si vous suivez cette envie, vous détendez volontairement votre muscle sphinctérien externe. Mais vous pouvez retenir les selles pendant un certain temps en tendant les muscles de votre plancher pelvien et de votre abdomen, ainsi que votre sphincter anal externe. Après une selle, le sphincter interne se referme également et vous ne ressentez plus le besoin d’aller aux toilettes pendant un certain temps.

Voilà pour la physique des choses, mais il existe des situations qui échappent apparemment à la physique. Vous rentrez d’un long voyage, vous franchissez la porte de chez vous et en l’espace de quelques minutes, vous vous retrouvez aux toilettes. C’est le jour d’un examen, vous êtes arrivé·e 30 minutes avant, histoire d’être large, et là tout d’un coup, à une heure inhabituelle, sur un lieu inhabituel, il vous faut absolument vous rendre aux Wc les plus proches. Ça vous semble familier ? Dans les deux cas, il s’agit de réponse presque de l’ordre du ré exe. Dans le premier, la sensation de confort perçue grâce aux odeurs familières et à la vision de notre chez-soi va engendrer une relaxation qui in ne se traduira par une envie soudaine. Dans l’autre cas, au contraire, l’anxiété mène à une réponse de « fuite ». Certain·e·s scienti ques a rment que le stress stimulerait la défécation, car une fois les selles relâchées, nous courrions plus vite. Il s’agirait donc d’un vieux ré exe aujourd’hui inutile, vu les facteurs de stress concernés.

A TERREUR D’ARIANE, INNÉE OU ACQUISE ?

Maintenant que l’aspect physiologique du caca n’a plus de secret pour vous, revenons-en à notre point de départ, la terreur d’Ariane de déféquer devant Solal. D’où nous vient ce dégoût vis-à-vis de cet acte totalement naturel et quotidien ? Commençons par préciser que ce dégoût semble universel dans toutes les cultures humaines. Selon une théorie actuelle, le dégoût serait un instinct ancien destiné à nous protéger contre ce qui pourrait nous tuer. Donc si ça sent mauvais, que ça a mauvais goût, ou que ça a l’air mauvais, c’est un signal d’alarme : il ne faut pas ingérer la chose en question. Nous sommes révulsé·e·s par ce qui pourrait nous rendre malades ou transmettre des maladies. Cet ensemble de réactions est même quali é de système immunitaire comportemental. Oui mais alors, pourquoi les bébés n’ont aucun problème avec leur couche pleine de caca ? Ne serait-ce pas un argument qui montrerait que ce dégoût est acquis, comme il peut l’être avec d’autres objets culturels (tels que l’ingestion d’insectes en Europe). Et bien non, car comme la marche ou la parole qui sont des capacités innées, le dégoût va se développer très tôt, au moment de l’apprentissage de la propreté.

Des expériences d’Irm fonctionnelles ont révélé le support biologique du dégoût dans notre cerveau : le cortex insulaire. Situé au centre du cerveau, ce cortex contrôle aussi l’odorat et le goût. Il transforme des signaux sensoriels désagréables en réactions physiologiques (comme, par exemple, la nausée). Cette expression de dégoût est-elle spécifique à l’homme ? Pas vraiment. D’autres espèces animales, comme les vaches ou les chevaux vont par exemple éviter de manger (ici brouter) dans les parties de prairies où ils ont déféqué. Mais à l’inverse, les chimpanzés, qui comptent parmi nos plus proches cousins, mangent parfois leurs propres selles. Des études ont cependant montré qu’ils avaient quand même tendance à éviter de la nourriture leur apparaissant suspecte ou ce qui ressemblait à des fluides corporels. Une sorte de mi-chemin. En n les éléphants et les koalas naissent avec des intestins stériles, c’est-à-dire sans bactéries – pourtant essentielles à la digestion. Pour les récupérer, ces espèces vont donc manger les selles de leurs proches parents. Même si le dégoût reste l’émotion la plus associée au caca, une autre moins avouable se place en deuxième position : le plaisir. Je ne parle pas simplement du plaisir de la bd aux toilettes, mais du vrai ressenti de plaisir lorsqu’on défèque. Le terme anglais pour dé nir cette sensation estpoo-phoria.Derrière cette petite euphorie, une réaction physiologique toute simple : votre selle stimule le nerf vague, qui contrôle entre autres la régulation du rythme cardiaque et la pression artérielle. Lorsqu’il est stimulé, il peut provoquer la transpiration, une baisse de la tension artérielle et de la fréquence cardiaque qui peuvent donner un sentiment de relaxation. Et dans ce cadre-là, la taille ça compte. Plus la masse de selle sera importante, plus les chances de poophoriasont grandes.

LE CACA, CE NOUVEL OR BRUN

Malgré sa mauvaise réputation, le caca reste un produit d’intérêt à de nombreux égards. Bien sûr, il peut servir d’engrais. De façon plus originale, le panda géant et le zèbre possèdent une bactérie intestinale impliquée dans la digestion, Brocadia anammoxidans, capable de produire de l’hydrazine, du carburant de fusée. Le caca a aussi des vertus économiques : le kopi luwak est un café préparé à partir de graines qui ont été mangées puis larguées par un mammifère, la civette asiatique. C’est l’un des cafés les plus chers du monde !

Depuis une dizaine d’années, les selles sont surtout devenues une nouvelle frontière en biologie et en médecine. La découverte de la richesse et de la biodiversité de la ore bactérienne qui vit en nous a bouleversé notre vision de l’humain et ouvert de grandes voies de recherche en médecine. Dans notre corps, il existe autant de cellules bactériennes que de cellules humaines. Sans nos chères bactéries, nous ne pourrions survivre. À bas la vision simpliste des bactéries méchantes et source de maladies,

nous devons apprendre à les aimer. Cette ore, de même que n’importe quel autre écosystème, peut se trouver déséquilibrée, par exemple par les traitements antibiotiques qui détruisent les bactéries pathogènes, mais font peu de cas de notre flore régulière. Et ces déséquilibres mènent à des maladies. Obésité, maladie de Crohn, maladies cardiovasculaires, et même maladies neurologiques : il semble vraiment que notre intestin soit notre deuxième cerveau. Les essais thérapeutiques pour guérir les maladies de notre intestin sont en plein boom. Si certaines entreprises développent des outils de précision pour tuer les mauvaises bactéries tout en sauvant les bonnes, une autre forme thérapeutique connaît actuellement son heure de gloire : la transplantation fécale. Concrètement, sur le même principe que le bébé éléphant mange le caca de sa maman pour peupler son intestin, la transplantation fécale consiste à ingérer le caca d’un de ses proches pour rétablir un équilibre intestinal correct. Les recherches actuelles sur ces thérapies explorent donc des questions absolument fondamentales telles que : « Faut-il manger le caca de son colocataire ou choisir plutôt celui de sa sœur ? » Si aujourd’hui l’environnement joue un rôle majeur et favorise le colocataire, les recherches sont toujours en cours. Pour finir sur une réflexion d’une haute importance, contrairement à toute bienséance, sachez que nous nous interrogeons tous les jours mutuellement sur l’état de nos selles. L’expression « Comment ça va ? » ou « Comment allez-vous ? » serait un raccourci de « Comment allez-vous à la selle ? ». À méditer la prochaine fois que vous irez aux toilettes.

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